Au contact direct de la principale zone de tensions de la planète, la société turque est traversée de courants divers, entre attraction de certains valeurs occidentales et affirmation de son identité musulmane, tous phénomènes ayant quelque incidence sur la politique locale.
Depuis l’émergence de l’AKP, le parti islamiste de Recep Tayyip Erdogan, le cadre politique ancien de la République de Turquie s’est trouvé bousculé et les autres formations politiques ont été peu à peu marginalisées.
Un seul parti a résisté, dans une certaine mesure, à la pression croissante de l’AKP, à savoir le principal parti d’opposition, le CHP, ou parti républicain du peuple (CHP pour Cumhuriyet Halk Partisi), mouvement politique d’inspiration kémaliste, membre associé de l’Internationale socialiste.
Les autres partis politiques turcs, déchus de leur rôle depuis les succès de l’AKP, se sont essentiellement ralliés au CHP pour porter une alliance politique, l’Alliance de la nation, susceptible de mettre en échec le projet d’Erdogan de faire main basse sur la Turquie et d’appliquer son agenda islamiste.
L’Alliance rassemble donc le CHP, mais aussi le parti démocrate, le parti de la démocratie et du progrès, le parti du futur (tous mouvements d’orientation libérale au plan économique), le parti de la félicité et le « bon parti », mouvements plus conservateurs quoique kémaliste pour le second.
Le ciment politique de l’Alliance est assuré par le positionnement anti Erdogan qui se traduit également par le ralliement à la candidature présidentielle du CHP, Kiliçdaroglu, de la gauche radicale et des mouvements kurdes.
Cet assemblage politique incertain pouvait il mettre en difficulté l’homme fort de la Turquie ?
Le résultat du premier tour de la présidentielle consacra l’échec des instituts de sondage qui avaient prévu la victoire de l’opposition.
Il s’en fallut en effet d’un peu plus de 265 000 suffrages (sur près de 65 millions d’électeurs) pour que le sortant ne soit reconduit dans ses fonctions dès le premier tour.
Ceci dit, Erdogan se trouvait contraint à un second tour, quoique doté d’une avance de plus de 2,5 millions de voix sur Kiliçdaroglu.
Notons cependant que la géographie électorale turque présentait alors quelques petites nouveautés.
Avec une influence grandissante de l’opposition dans les régions d’Istanbul (et singulièrement la partie européenne de la ville), sur les bords de la mer Egée (notamment Izmir), sur ceux de la Méditerranée (Antalya, Adana, Mersin) ; d’Ankara et sans surprise, la partie sud orientale du pays, c’est à dire le Kurdistan.
Pour le reste, Erdogan l’emportait largement sur le plateau anatolien et les bords de la Mer Noire, obtenant par endroits ente 65 et 75 % des votes.
Pour le scrutin législatif, organisé le même jour que le vote présidentiel, trois ensembles se présentaient aux électeurs.
D’une part, l’Alliance populaire, organisée autour de l’AKP et du MHP (parti d’action nationaliste, Milliyetçi Hareket Partisi), allié de droite du pouvoir d’Erdogan, sorte de vitrine légale des « Loups gris », cette organisation spécialisée, si l’on peut dire, dans l’action et la persécution des militants de gauche en Turquie et ailleurs en Europe.
Ensuite, l’Alliance de la Nation, regroupant l’essentiel des forces politiques accompagnant la candidature présidentielle de Kemal Kiliçdaroglu, et notamment le CHP.
Enfin, une troisième alliance a été constituée, à savoir l’Alliance du Travail et de la Liberté (en turc Emek ve Ozgurluk Ittifaki ; en kurde : Hevkariya Ked û Azadiyê) regroupant entre autres le HDP (Parti démocratique des peuples, issu du mouvement kurde), mais aussi le TIP (parti des travailleurs de Turquie).
C’est l’Alliance populaire qui est arrivée en tête, en obtenant 323 sièges sur 600, assez loin devant l’Alliance de la Nation (212 élus dont 169 pour le seul CHP) et 65 pour l’Alliance de gauche.
Dans le détail, les tendances observées pour le scrutin présidentiel se retrouvent dans le résultat des législatives.
Ainsi, dans la province d’Ankara, l’AKP obtient 4 élus, le MHP 1, le CHP 6 députés et le « Bon Parti » 2.
Mais, dans la province de Konya, l’AKP décroche 9 sièges, le MHP 2, le CHP seulement 3 et le Bon Parti 1.
Lutte sévère sur les circonscriptions d’Istanbul : 40 élus AKP, 5 élus MHP, 3 élus YRP, soit 48 pour la majorité.
31 élus CHP, 8 élus « Bon Parti », 8 élus HDP et 3 élus TIP.
Nette victoire pour l’AKP dans la province d’Adiyaman (4 élus contre 1 CHP) ou celle de Karamanmaras (5 AKP, 1 MHP pour 2 CHP) mais victoire pour le HDP sur Diyarbakir (8 élus sur 12) et Van (6 élus sur 8).
La majorité parlementaire du pouvoir s’est donc construite dans les mêmes régions et provinces que pour le scrutin présidentiel, c’est à dire, pour aller vite, l’essentiel du plateau anatolien et les rivages de la Mer Noire.
Le second tour de la présidentielle, avec la victoire de Recep Tayyip Erdogan, pourvu d’une avance de 2,33 millions de voix (sur plus de 54 millions de votants au second tour) a confirmé les tendances du premier.
Les provinces les plus « ouvertes » sur le monde (mer Egée, Istanbul, côte méditerranéenne) ou à population « spécifique » (Kurdistan) ont confirmé leur ancrage en faveur de l’opposition.
On observera par contre que l’émigration turque, au-delà d’une participation assez faible, a massivement voté en faveur du sortant (65 % en moyenne en France), singulièrement dans les pays où cette immigration consiste d’abord et avant tout en une immigration de « travail ».